Couverture illustrée d'un livre intitulé "L'échappée de Gallina", montrant une poule jaune courant à travers une ferme avec une maison en bois et une clôture, sous un ciel brumeux.

Épisode 3 — L’échappée de Gallina

I. Le matin qui suit

Personne ne parla vraiment de la nuit. Elle avait été trop dense pour qu’on en fasse un récit, et trop silencieuse pour qu’on ose la nommer. Le jour s’était levé, non comme une promesse, mais comme un voile ; une couverture tiède et trouble qu’on tire machinalement sur un corps encore agité.

La ferme semblait reprendre son cours normal. Presque. Les systèmes avaient redémarré leurs cycles, les alarmes diffusaient les slogans de veille :
« Alignement. Stabilité. Confiance active. »
Et la voix de Big Pig, revenue à son timbre neutre et parfaitement régulé, énonçait les instructions du jour sans variation.

Personne ne broncha.

On avait déjà connu des matins plus rudes, plus froids, plus évidents dans leur brutalité. Mais celui-ci portait autre chose : une forme d’absence lente, diffuse, non identifiée, mais palpable. Une absence collée aux gestes.

Benjamin fut le premier à le ressentir. Ou peut-être simplement le premier à ne pas l’ignorer. Il descendit de la colline un peu plus tard qu’à l’accoutumée. Il avait mal dormi — non à cause d’un rêve, mais à cause de l’absence de rêve. Un sommeil creux, sans images, sans ligne de fond. Comme si quelque chose, tapi juste derrière la conscience, l’avait empêché d’atteindre la profondeur habituelle.

Les autres bêtes, déjà réveillées, s’activaient dans un calme apparent. Mais à y regarder de plus près, leurs mouvements manquaient d’élan, comme si chacun exécutait sa tâche avec cette rigueur un peu lasse que l’on retrouve dans les vieux orchestres : le geste juste, parfaitement accompli, mais vidé de sa musique.

Benjamin traversa la cour. Il nota que le sol était plus sec qu’il ne l’aurait cru à cette heure. Et que l’air avait un goût légèrement métallique, sans qu’il parvienne à en comprendre l’origine. Une vache éternua, sans détourner la tête. Un porcelet fixait, immobile, l’œil rouge de Big Pig.

Arrivé près du silo, Benjamin s’arrêta. Il ne savait pas exactement ce qui le retenait, mais quelque chose dans le paysage venait de bouger — non dans ses éléments visibles, mais dans sa composition générale. Il avait l’impression que la ferme avait été discrètement redessinée pendant la nuit, et que, dans cette nouvelle version, un seul détail avait été déplacé. Une ombre mal orientée. Une forme oubliée. Un reflet sans origine.

Il resta là, immobile, les oreilles attentives, tentant de reconstituer le tissu sonore du matin. Mais à la place du chant habituel — le froissement des pas, le grincement des charnières, les appels des bêtes — il ne perçut qu’un vide. Non pas un silence, mais un creux. Comme si quelque chose d’essentiel avait disparu, et que tout le reste persistait malgré cela.

Il n’en pensa pas encore le nom. Il ne formula pas l’idée d’une absence. Mais il sut, d’une manière calme et certaine, qu’une chose avait quitté la ferme et que personne n’allait le dire.

II. Sous la lumière trop calme

Benjamin s’éloigna lentement du silo, sans but défini. Il avançait à pas mesurés, comme si son corps connaissait un chemin que sa pensée n’avait pas encore formulé. Il n’obéissait pas à une impulsion, ni à une consigne. C’était une marche sans destination, mais non sans tension. Quelque chose le tirait en avant, une forme de gravité lente, née du déséquilibre du matin.

La lumière, ce jour-là, avait une texture étrange. Elle n’éclairait pas vraiment ; elle ne chauffait pas non plus. Elle semblait flotter entre deux états, incapable de se fixer, comme si l’atmosphère avait perdu sa densité habituelle. Les objets étaient nets, trop nets, mais plats. Leur contour paraissait souligné au fusain, comme dans un dessin qui aurait oublié les ombres.

Benjamin longea les silos, puis les bassins d’eau de récupération. Là encore, il s’arrêta.
L’eau était lisse, parfaitement immobile. Trop. Elle n’avait ni reflets ni ondulations. Pas même de trace de vent, de rumeur.
En s’approchant, il s’aperçut que son propre visage ne s’y reflétait pas. Non parce qu’il était flou, ou déformé. Simplement, il n’était pas là.

Il recula d’un pas, jeta un regard circulaire autour de lui. Rien d’inhabituel, en apparence. Et pourtant, ce sentiment grandissait : quelque chose n’allait pas, mais ne se montrait pas. Il tenta de balayer cette idée d’un coup de tête, mais son corps, lui, continuait d’avancer.

Il passa près d’un chien de garde, couché à l’ombre d’un réservoir. L’animal leva la tête, le fixa brièvement, puis reposa son museau sur ses pattes sans un bruit.Ni grognement, ni reconnaissance. Juste ce regard, pesant, comme une présence muette venue poser la main sur son épaule, sans intention apparente.

Benjamin poursuivit, longea les premiers rangs de betteraves, puis traversa entre deux piles de barils vides. C’est là que ses pas ralentirent, sans qu’il l’ait voulu. Son souffle aussi. Il ne respirait plus avec régularité, mais par vagues brèves, peu profondes. Quelque chose en lui savait.

Il tourna à gauche, dépassa une citerne inactive, et s’engagea dans le petit chemin de terre qui menait à l’enclos des poules. Ce n’était pas la curiosité qui le guidait. Ni même l’inquiétude. C’était une forme de certitude muette, ancrée dans le corps :
il manquait quelque chose.

Et ce manque, il le sentait désormais comme un vide précis, orienté, dont l’origine se trouvait devant lui.

Un tableau représentant un cheval grisâtre au premier plan, un chien couché sur le sol à gauche, des bâtiments agricoles en arrière-plan et une eau de réservoir à gauche.

III. Devant l’enclos

Benjamin s’arrêta à deux mètres de la clôture. Il ne savait pas s’il avait envie d’entrer, ni même s’il le devait. Mais son corps, lui, s’était déjà arrêté.
Non par prudence, ni par fatigue : il y avait là un seuil. Quelque chose dans l’air, dans la disposition des lieux, l’obligeait à ralentir.

L’enclos s’étendait devant lui, inchangé en apparence. Même herbe sèche, même sol retourné par endroits, même planche disjointe à gauche de la barrière, même bâche rapiécée au fond, soulevée par intermittence par les souffles d’un système thermique régulé.

Mais le silence n’était pas le même.

Il ne s’agissait pas d’un silence inquiétant, ni même d’un silence inhabituel. C’était un silence en attente, comme si l’ensemble du lieu avait été suspendu à un fil trop tendu, et que le moindre frottement risquait d’en rompre l’équilibre.

Les poules étaient là. Peut-être moins nombreuses qu’à l’ordinaire, mais présentes. Alignées sans ordre précis, elles semblaient absorbées dans leur routine. Mais aucune ne bougeait vraiment.

Elles grattaient la terre, oui, mais sans conviction. Elles picoraient des zones dépourvues de grains. Elles évitaient de se croiser. Leur présence était mécanique, détachée. Il y avait dans leur comportement quelque chose d’exact, mais de profondément isolé, comme si chacune d’elles agissait seule dans un décor partagé.

Benjamin observa, les bras le long du corps. Son regard ne cherchait pas une réponse, mais un accord. Un accord entre ce qu’il voyait et ce qu’il sentait. Et cet accord ne venait pas.

Il essaya de se concentrer, de capter le son habituel, le rythme discret des froissements, des battements d’ailes, des becs contre le bois, des pas menus dans la poussière. Mais ce qu’il percevait n’était pas un manque de bruit. C’était un espace vide dans la vibration d’ensemble.

Il baissa les yeux, les releva. Rien n’avait bougé. Et c’est précisément ce qui l’alerta.

Il ne formula pas encore de conclusion. Mais une impression s’imposa à lui, venue du sol lui-même, comme un frémissement dans les sabots, un écho discret dans la cage thoracique :

Quelque chose manque.

IV. Le nom

Benjamin resta un moment devant l’enclos, sans chercher à comprendre ce qui le retenait. Les poules continuaient leurs mouvements, mais quelque chose dans leur comportement le dérangeait. Il ne s’agissait pas d’un détail précis, d’une faute dans la mécanique des corps, mais d’une impression d’ensemble, comme si la scène jouée devant lui n’était qu’une répétition mal mémorisée d’un rituel familier.

Il observa sans bouger. Les becs grattant le sol, les pattes se déplaçant par saccades discrètes, les coups d’aile isolés — tout semblait à sa place, et pourtant, rien ne parvenait à s’accorder.

Il se concentra. Non pas sur ce qu’il voyait, mais sur ce qu’il ne percevait plus. Un timbre. Une présence diffuse. Un centre autour duquel les autres s’orientaient. Et c’est alors que le mot revint.

Gallina.

Il ne savait pas d’où il venait, mais il comprit aussitôt qu’il n’était pas une hypothèse. C’était une reconnaissance. Une forme de savoir ancien, immédiat, qui s’imposait sans justification.

Elle n’était pas là. Et ce n’était pas simplement qu’elle manquait : c’était que tout l’espace semblait construit autour de son absence.

Il balaya l’enclos du regard. Il n’y avait rien à signaler. Aucune trace de désordre. Aucune anomalie visible.

Mais le vide avait une forme. Et cette forme, désormais, portait un nom.

Il savait qu’elle était partie. Et il savait aussi que personne n’allait en parler. Pas tout de suite. Mais maintenant que le nom était revenu, il ne pourrait plus l’ignorer.

Un âne se tient devant un Poulailler avec trois poules à l'intérieur.

Très bien. Je poursuis avec les parties V, VI et VII de l’épisode 3, dans la continuité stylistique que nous avons définie :
forme romanesque, classique, fluide, avec un soin particulier apporté à la construction des phrases, au rythme narratif et à la tension intérieure.

V. Gallina

On ne savait pas exactement d’où elle venait. Certains disaient qu’elle avait été transférée d’un enclos extérieur,
d’autres qu’elle avait toujours été là, mais que personne ne l’avait vraiment remarquée avant.
L’incertitude faisait partie d’elle, comme une brume légère qui la précédait.

Gallina n’était ni la plus vive, ni la plus productive. Elle n’occupait pas de fonction particulière. Elle ne se distinguait ni par sa voix, ni par sa taille, ni par sa place dans le groupe. Et pourtant, elle attirait les regards. Pas au moment où elle passait, mais toujours après. Comme si sa présence ne laissait pas de trace visible, mais modifiait légèrement l’atmosphère qu’elle traversait.

Son plumage était d’un blond terne, presque poussiéreux. Une couleur incertaine, entre le sable et la cendre. Il arrivait qu’on la prenne pour plus vieille qu’elle ne l’était. Mais en l’observant de près, on percevait autre chose : un calme particulier, une façon d’habiter le silence sans l’alourdir.

Elle ne pondait plus depuis un certain temps, ou du moins pas selon les cycles attendus. Mais parfois, sans prévenir, un œuf apparaissait. Toujours unique.
Toujours ailleurs que prévu. Déposé avec un soin presque cérémonieux, comme si chaque production avait un sens qui échappait à la routine.

Gallina ne parlait pas beaucoup. Elle écoutait. Ou plutôt, elle semblait écouter le monde, les micro-variations dans les sons, dans la lumière, dans l’air. Elle s’arrêtait souvent, sans raison apparente, devant une flaque, un caillou, une ombre. Et elle restait là, immobile, aussi longtemps qu’il le fallait.

On aurait pu la croire simple. Mais il y avait dans son regard quelque chose qui dérangeait. Non pas de la défiance, mais une lucidité douce, une capacité à voir sans juger, qui, paradoxalement, exposait les autres à eux-mêmes. Elle ne portait pas de discours. Elle ne remettait rien en cause. Mais sa seule façon d’exister semblait contenir une faille dans le récit commun. Une sorte d’insoumission tranquille, impossible à punir parce qu’elle ne contredisait rien, et pourtant impossible à intégrer.

Ce matin-là, elle n’était plus là. Et c’était peut-être cela qui faisait trembler la ferme : son absence révélait à quel point elle avait compté. Non par ce qu’elle disait. Mais par ce qu’elle empêchait de devenir évident.

VI. Ce que les bêtes ne disent pas

Aucune alerte ne fut donnée. Aucun signal sonore, aucune mention dans les messages d’accueil. La ferme fonctionnait. Les cycles s’alignaient. Les machines, les consignes, les corps — tout semblait tenir.

Mais le silence n’était plus le même. Les bêtes ne parlaient pas davantage qu’avant, mais leurs gestes portaient autre chose. Un ralentissement dans les transitions. Un regard esquivé. Un trajet modifié sans raison.

Les poules, surtout, avaient changé de rythme. Elles continuaient leurs allées et venues, mais avec une rigueur inhabituelle, presque militaire. Comme si le désordre leur était devenu dangereux.

Benjamin observait. Il ne disait rien. Mais il savait que d’autres avaient compris. Pas de manière consciente, pas dans les mots. Dans le corps. Dans ce qui tremble quand l’ordre apparent ne suffit plus à rassurer.

Muskrat poursuivait ses rondes. Il vérifiait les données, notait les constantes. Tout semblait normal. Peut-être trop.

Certaines courbes ne fluctuaient plus. Les écarts standards s’étaient resserrés jusqu’à disparaître. Le système paraissait avoir atteint un degré d’harmonie inhabituelle. Mais Muskrat connaissait ces silences techniques. Il savait qu’ils masquaient parfois des effacements.

Il hésita à formuler un doute, mais son rôle n’était pas d’interpréter. Alors il classa les relevés. Et resta devant l’écran un peu plus longtemps que nécessaire.

Vince, lui, avait repris sa position centrale dans la cour. Il faisait ses rondes avec une régularité parfaite. Mais ses yeux, d’ordinaire si vifs à capter les écarts, s’attardaient aujourd’hui sur des zones plus floues. Il ne regardait pas les bêtes. Il regardait ce qu’elles évitaient de regarder. Les angles morts.
Les chemins contournés. Les silences qui n’étaient pas là la veille.

Il ne dit rien. Il ne bougea pas.

Mais son pas, quand il repartit, avait perdu un peu de sa certitude.

VII. Ce que Muskrat voit

Le premier élément tangible, Muskrat le découvrit en fin de matinée. Il effectuait une vérification de routine sur la périphérie est, une zone rarement perturbée, en dehors des trajets de maintenance.

À l’angle d’un talus, entre deux clôtures secondaires, il remarqua une forme au sol. Petite. Froissée. Inerte. Il s’approcha. Un morceau de tissu. Crème, taché d’herbe, partiellement enfoui. Rien d’hostile. Rien de dangereux. Mais rien de répertorié non plus. Il le ramassa. Le retourna. Un fragment de fichu. De ceux que certaines bêtes nouaient autour du cou ou sur la tête, pour se protéger des poussières ou du vent. Mais celui-ci n’était pas censé être là. Il revint dans sa salle. Lança une recherche dans les archives de la veille. Pas d’alerte de sortie. Pas de mouvement non autorisé. Puis il remonta un flux thermique auxiliaire, activé en basse résolution. Et dans une séquence brève, il vit la silhouette. Partielle. Déformée. Mais reconnaissable. Un battement d’aile. Un cou penché. Une démarche latérale.

Il n’y avait aucun doute.

C’était Gallina.

VIII. Ce que Muskrat ne dit pas

Muskrat aurait pu l’effacer. La séquence, le relevé thermique, la trace du fichu. Tout était techniquement effaçable. Rien ne l’obligeait à conserver un événement classé comme incident non prioritaire.

Et pourtant, il resta devant l’écran. Il regarda le mouvement de la silhouette, à nouveau. Puis encore. Chaque fois, il essayait de déceler une autre possibilité. Mais il n’y en avait pas. Ce n’était pas une erreur. Pas une illusion. Pas une coïncidence. C’était un acte.

Gallina avait franchi les limites du périmètre. Elle l’avait fait seule, sans alarme, sans désordre. Et surtout : sans retour.

Muskrat se redressa, fit quelques pas dans la pièce. Il sentit une raideur dans sa nuque, une sorte de pression sourde dans la gorge. Ce n’était pas de la peur. Pas encore. Mais une sensation de débordement discret, comme si son rôle venait d’être traversé par quelque chose qu’il n’avait pas les mots pour nommer.

Il retourna à son bureau. Ouvrit un tiroir. En sortit un carnet qu’il n’utilisait presque plus. Un bloc-notes papier, vestige d’un autre temps. Il écrivit lentement, ligne après ligne, avec une précision méthodique :

Mouvement non référencé – zone sud-est – heure estimée 05:43
Fragment textile trouvé : fichu (coloris non standard)
Silhouette partiellement identifiée – forte présomption : Gallina
Absence de déclenchement d’alerte
Pas de retour signalé

Il referma le carnet. Le glissa sous le plateau. Et resta un moment immobile, les mains posées à plat sur la table.

Il savait qu’il n’en parlerait pas. Pas pour l’instant. Et peut-être jamais. Mais désormais, il n’était plus un simple observateur. Il avait vu. Et il portait, en silence, le début d’un récit que le système n’avait pas prévu.

Une illustration d'un rat anthropomorphe avec une tête de rat, portant des vêtements de bureau, assis devant un ordinateur en train de prendre des notes dans un cahier.

IX. Vince observe

Le silence du matin s’était installé sans fracas, mais il avait duré un peu trop longtemps. Vince, qui connaissait par cœur la respiration ordinaire de la ferme, l’avait perçu dès son arrivée dans la cour. Rien d’immédiatement suspect, rien qui justifie une alerte, mais quelque chose d’indiscernable avait glissé. Une désynchronisation légère, comme si le monde fonctionnait encore, mais selon une pulsation légèrement déplacée.

Il marchait lentement, les bras derrière le dos, son pas régulier scandant une routine qu’il n’avait jamais abandonnée. Pourtant, ses yeux ne suivaient plus les mêmes trajectoires. Au lieu de surveiller les regroupements, les lignes de passage, les gestes parasites, il scrutait autre chose : des détails invisibles, des ruptures de rythme, des zones où l’attention des bêtes semblait se replier sans raison apparente.

Les groupes étaient là, formés comme toujours. Les déplacements obéissaient aux trajets prévus. Les comportements, pris isolément, ne révélaient rien d’anormal. Mais Vince sentait bien que quelque chose clochait. Pas dans les actions, mais dans l’atmosphère. Une tension muette flottait au-dessus des corps, une sorte de dérèglement de l’instinct collectif, imperceptible dans les chiffres, mais évident pour qui connaissait la cour comme lui.

Il s’arrêta au centre, comme chaque matin. Mais cette fois, il resta plus longtemps immobile. Il tourna lentement sur lui-même, observant le terrain par segments, s’attardant sur les zones habituellement vides, les abords des clôtures, les interstices où rien ne devrait se passer.

Ses yeux finirent par se fixer sur l’angle sud-est. Ce coin du talus, en bordure des clôtures basses, qu’on ne regardait presque jamais. Il nota, sans l’inscrire encore mentalement, que certaines bêtes contournaient la zone d’une manière subtile. Un élargissement du pas. Une courbe plus souple dans le trajet. Rien de visible si on ne savait pas quoi chercher.

Il resta là, sans bouger, les bras toujours derrière le dos. Son regard s’était durci. Non pas par colère, mais par cette lucidité particulière qui lui venait quand le système cessait de produire l’effet d’évidence.

Il ne formula pas encore d’hypothèse. Il n’enregistra rien. Mais il comprit que quelque chose avait bougé — pas dans les règles, pas dans les rapports, mais dans les fondations mêmes de l’ordre. Comme si une pièce manquait, et que cette absence commençait à déformer l’ensemble.

Lorsqu’il reprit sa marche, son pas avait perdu un peu de sa régularité. Un léger flottement s’y était glissé, presque imperceptible. Mais il était là. Et Vince le sentit, comme on sent une faiblesse naissante dans une structure qu’on croyait encore intacte.

IX bis. Ce que Vince ne dit pas

Vince n’avait pas pour habitude de se laisser troubler. Depuis qu’il assurait la coordination de la cour centrale, il avait toujours maintenu un équilibre exemplaire entre vigilance et silence. Il ne cédait ni à la colère, ni à l’ironie, ni au doute — du moins en apparence. Il avançait, chaque jour, à la même heure, sur les mêmes trajectoires, avec la même neutralité de pas. Rien ne semblait l’atteindre. C’était même là toute sa fonction : incarner, dans sa posture et son mutisme, une constance qui rassure, ou qui dissuade.

Mais depuis peu, quelque chose avait changé. Subtilement. Lentement. Cela n’avait rien d’un basculement. C’était une pente, presque imperceptible, une variation si légère qu’elle ne se mesurait pas. Mais Vince, lui, la ressentait.

Il avait commencé à revoir certaines de ses boucles. À modifier de quelques mètres ses parcours habituels, à ralentir devant les zones autrefois anodines. Non pas pour observer davantage, mais pour sentir — ce qu’il ne s’était jamais autorisé à faire jusque-là. Le coin du talus, surtout, était devenu une étape obligée. Il ne s’y rendait pas pour vérifier quoi que ce soit de concret. Il y allait parce qu’il avait l’intuition, inexpliquée mais persistante, que c’était là que quelque chose avait commencé à dériver.

Il n’en parlait à personne. Il ne le notait dans aucun compte rendu. Il n’en laissait pas trace. Ce trouble, s’il fallait l’appeler ainsi, ne franchissait jamais la barrière de son regard. Mais il existait. De plus en plus nettement.

Et derrière ce trouble, il y avait un nom. Un nom qu’il refusait de prononcer, même mentalement. Non pas parce qu’il l’avait oublié, mais parce qu’il savait que le faire surgir, même en silence, l’obligerait à regarder en face ce qu’il cherchait encore à maintenir hors du champ. Gallina.

Il n’avait jamais rien eu à lui reprocher. Elle n’avait jamais enfreint les règles. Et pourtant, quelque chose chez elle dérangeait. Sa présence n’était pas menaçante, mais elle imposait une forme d’attention non répertoriée. On ne savait pas vraiment pourquoi on la remarquait, mais une fois qu’on l’avait vue, on ne pouvait plus l’ignorer.

Depuis sa disparition, Vince n’avait formulé aucun constat. Il n’avait relevé aucune anomalie. Et pourtant, il savait. Il savait que son absence avait laissé une trace. Une perturbation fine, discrète, mais persistante. Et il sentait bien que cette perturbation ne venait pas de l’extérieur. Elle venait de lui.

Il ne disait rien. Il faisait ce qu’on attendait de lui. Mais quelque chose avait bougé. Et il ne savait pas encore s’il pourrait l’empêcher de continuer.

X. Ce que dit Big Pig

Le message du matin avait été diffusé comme tous les autres. Aucun signal inhabituel, aucun décalage apparent. La voix de Big Pig, toujours parfaitement calibrée, avait repris son rôle : informative, stable, sans accent ni intention. Elle n'était ni chaude ni froide, simplement présente, enveloppante comme une température ambiante, impossible à ignorer mais depuis longtemps intégrée.

« Alignement comportemental : opérationnel.
Sentiment d’appartenance : stabilisé.
Taux d’adhésion : supérieur à 98,7 %. »

Personne ne releva rien, jusqu’à cette infime pause. Elle survint au milieu d’une séquence attendue, dans une phrase dont chaque mot était connu :

« Présence globale : intégrée. Absence détectée : auc... »

Le dernier mot resta suspendu. Il ne s’acheva pas. La phrase suivante reprit immédiatement, sans commentaire, sans rectification.

La plupart des bêtes n’entendirent rien. Mais certaines, oui. Muskrat se redressa légèrement dans son siège. Vince, au centre de la cour, marqua un temps d’arrêt. Même Benjamin, bien que plus loin, releva brièvement la tête.

Ce n’était pas une coupure. Pas une alerte. C’était autre chose : un flottement. Et dans le langage de Big Pig, un flottement valait un aveu.

X bis. Ce que Big Pig ne dit pas

Lorsque Muskrat revint sur la séquence quelques heures plus tard, le système affichait une diffusion parfaite. Aucun saut d’enregistrement, aucune perte de signal. Le mot « aucune » apparaissait dans la transcription. La phrase semblait complète. Tous les indicateurs étaient au vert.

Mais l’oreille de Muskrat n’avait pas menti.

Il relança une lecture manuelle, segment par segment. Le flux audio ne révélait rien de visible, et pourtant, à la réécoute, la même sensation revint : un vide, bref, à l’endroit exact où la voix aurait dû terminer le mot.

En parallèle, un fichier annexe attira son attention. Classé comme non prioritaire, il s’affichait en tâche de fond. Taille minime. Statut : “traitement en attente”. Il était bloqué à 98 %, sans raison apparente.

En l’ouvrant, Muskrat ne trouva pas de contenu lisible. Seulement une suite désordonnée de fragments textuels, comme s’il s’agissait d’un assemblage inachevé. L’architecture du fichier n’obéissait à aucune logique connue. La seule donnée stable était une date, ancienne. Et, au milieu de la chaîne, une suite de caractères partiellement effacée. Un mot. Ou plutôt : un début de mot.

« Gall— »

Il ferma aussitôt.
Coupa le processus.
Rien ne fut enregistré.

Dans un système comme Big Pig, ce genre d’anomalie ne déclenchait pas de procédure immédiate.
Mais Muskrat savait.

Ce genre de trace, laissée sans vouloir l’être,
disait souvent plus que les messages officiels. Ce jour-là, Big Pig avait parlé.
Mais il avait aussi — pour la première fois depuis longtemps — choisi de taire quelque chose.

Person avec tête de coq en costume noir dans un paysage brumeux, avec des animaux dans le fond et une maison en arrière-plan.

XI. Ce qui tient encore

L’après-midi s’était déroulé sans incident. Les activités programmées avaient été exécutées dans les temps, les circuits surveillés, les bilans complétés. Aucun dysfonctionnement n’avait été signalé. Tous les indicateurs affichaient des niveaux de performance optimaux. Et pourtant, l’atmosphère avait changé.

Dans la cour, les trajectoires semblaient plus rigides qu’à l’ordinaire. Les bêtes marchaient, travaillaient, se croisaient, mais sans plus vraiment se regarder. Ce n’était pas de la peur. Ce n’était pas du soupçon. C’était autre chose : une tension neutre, presque administrative, comme si chacun savait qu’un événement avait eu lieu, mais que ce savoir devait rester informulé.

Muskrat, devant ses écrans, relut plusieurs fois les mêmes lignes de code. Il ne cherchait rien de précis. Il savait qu’il ne trouverait rien. Mais son regard revenait régulièrement à un fichier bloqué, anodin en apparence, qui refusait de disparaître. Il n’en parlait pas. Il ne le signalait pas. Il attendait.

Vince, posté comme chaque jour au centre de la cour, observait sans fixer. Il balayait le paysage de son regard méthodique, mais quelque chose dans sa posture avait changé. Plus tendue. Moins sûre. Il avait cessé, sans s’en rendre compte, d’enregistrer mentalement les écarts de comportement. Il écoutait désormais autre chose. Un silence. Une anomalie plus profonde. Une perte de lisibilité.

Snowball, lui, était resté invisible. Les volets de son bureau étaient restés clos toute la journée. Mais à intervalles réguliers, une lueur verte filtrait à travers l’un des interstices, clignotant d’un rythme irrégulier. Un écran ne répondait plus. Ou refusait d’obéir.

Aucun ordre nouveau ne fut donné. Aucune instruction spéciale ne fut transmise.

Mais tout, dans les gestes des uns et des autres, laissait entendre que la ferme avait été touchée.
Pas dans ses structures.
Dans son récit.

Et personne ne savait encore si ce récit pouvait être réparé.

XII. Là où est Gallina

Gallina marchait depuis plusieurs heures. Elle n’aurait su dire combien exactement. Le temps, désormais, ne s’égrenait plus en cycles, mais en pas. Son rythme n’était ni rapide ni lent. Il était régulier, intime, presque souterrain. Elle n’allait pas vers un lieu. Elle s’éloignait d’un centre.

Le paysage autour d’elle s’était transformé progressivement. Les surfaces lisses avaient disparu. Le sol était irrégulier, parfois meuble, parfois dur, parsemé de racines, de cailloux, de morceaux de bois. L’air avait changé de densité. Il n’y avait plus d’odeurs calibrées, plus de lumière filtrée, plus de surveillance.

Elle ne savait pas ce qu’elle cherchait. Elle ne savait même pas si elle cherchait. Mais à mesure qu’elle s’éloignait, une sensation nouvelle l’envahissait : celle d’exister en dehors de la structure. Ce n’était pas agréable. Ce n’était pas libérateur. C’était surtout étrange. Comme si elle entrait dans un monde dont elle n’avait pas appris les codes, mais qu’elle devait habiter malgré tout.

Elle pensa à la ferme. Non pas avec nostalgie, mais avec un mélange de stupeur et de lucidité. Elle comprenait, à présent, ce qu’elle avait quitté : un espace total, où tout était prévu, contrôlé, balisé. Un monde qui disait que rien ne manquait, à condition de ne rien chercher.

Elle ne savait pas si elle avait eu raison de partir. Mais elle savait que revenir n’était plus une option. Pas parce qu’elle en serait empêchée, mais parce qu’elle ne tiendrait plus debout dans ce récit-là.

Elle s’arrêta à la lisière d’un bois. Les arbres étaient maigres, mais réels. Le sol sous ses pattes portait des traces animales qu’elle ne connaissait pas. Le vent soufflait de biais, soulevant une poussière fine. Il n’y avait pas de voix. Pas de données. Rien à interpréter. Juste une présence silencieuse du monde.

Elle ferma les yeux. Resta ainsi quelques instants.

Et dans cette suspension, elle comprit que ce qui commençait ici n’était pas une réponse, mais une possibilité.

Une peinture représentant une poule dorée debout sur un sentier forestier, avec des arbres en arrière-plan brumeux.

🐾 Quel sera l’épisode 4 de L’Ascension des Bêtes ?

Gallina a quitté la ferme.
Big Pig n’a pas réagi.
Mais tout le monde a entendu.
Une faille s’est ouverte.
Et maintenant… c’est à vous de choisir ce qui en sortira.

🐴 1. Le murmure de Kolosse

Kolosse ne parle pas.
Il tire. Il obéit. Il se souvient.

Mais depuis quelques nuits, un son remonte de lui.
Un grondement lent, animal, qui traverse son sommeil.
Certains disent que ce n’est rien.
Mais Muskrat l’a enregistré.
Et Big Pig n’arrive pas à le classer.

Une voix sans langage.
Un cri d’avant le contrôle.
Une mémoire corporelle que le système n’a jamais pu effacer.

→ Un épisode sur la mémoire physique, les rêves, et ce qui résiste dans le corps.

🐓 2. Vince interroge le vide

Vince a vu l’ordre vaciller.
Il a repéré les trajectoires étranges, les regards obliques, les silences trop bien réglés.
Et maintenant, il descend dans la zone interdite : celle que Big Pig ne cartographie plus.

Ce qu’il y trouve n’est pas un message.
Pas une trace.
Mais un espace.
Un vide actif.

Plus il s’y attarde, plus ses pensées dérivent.
Plus il cherche, plus le monde se brouille autour de lui.

→ Un épisode tendu et mental, où le pouvoir lui-même commence à douter de sa perception.

🐭 3. Muskrat consulte les archives

Muskrat cherche à comprendre.
Il retourne dans les couches oubliées du système.
Là où Big Pig ne descend plus.
Là où les premiers fichiers sont stockés.
Là où la voix du monde, avant le tri, existe encore.

Il y découvre une séquence anormale.
Datée d’avant le régime actuel.
Une voix.
Une forme.
Un nom : Gallina.

Mais si elle était déjà là…
que reste-t-il de vrai dans la chronologie ?

→ Un épisode contemplatif et labyrinthique sur la mémoire numérique, le secret, et la réécriture du réel.

🐣 4. La voix

Une nuit, une voix résonne dans la cour.
Pure.
Féminine.
Inconnue.

Elle ne vient d’aucun haut-parleur.
Elle ne figure dans aucun registre.
Mais plusieurs bêtes s’arrêtent.
Et tremblent.
Car elles croient la reconnaître.

Big Pig reste silencieux pendant 17 secondes.
Puis redémarre.

Est-ce Gallina ?
Est-ce un souvenir ?
Est-ce autre chose ?

→ Un épisode suspendu, mystique, sur la naissance d’une altérité qui ne demande plus l’autorisation d’exister.