ÉPISODE 4 – 98%
PARTIE I — LE FRAGMENT
La salle des archives s’étendait sous la cour principale, loin des parcours habituels. Muskrat y descendait rarement. Les murs épais étouffaient le moindre son, la lumière y restait stable, sans variation ni éclat. Certains modules dégageaient une chaleur légère, régulière, alors que d’autres s’étaient figés depuis longtemps dans un silence définitif.
Depuis quelques jours, Muskrat venait ici sans consigne précise. Il multipliait les contrôles secondaires, les vérifications croisées, sans vraiment savoir pourquoi. Il n’était pas inquiet, juste intrigué par l’excès de stabilité des rapports. Les cycles indiquaient une cohérence totale, presque irréelle. Plus aucun écart, aucune irrégularité. Tout était devenu étrangement parfait, et cette perfection l’interrogeait.
Ce jour-là, il naviguait parmi les blocs anciens : bases thermiques obsolètes, vieux segments comportementaux, fichiers d’ajustement oubliés depuis des mois. Il cherchait sans méthode particulière, absorbé par les interfaces vieillies par le temps. Son regard se posa finalement sur un fichier différent des autres, à demi caché derrière un bloc poussiéreux. L’intitulé affichait clairement :
Traitement résiduel — 98 % — statut persistant.
Le fichier refusait de disparaître malgré l’absence de priorité assignée par le système. Muskrat demanda l’ouverture, intrigué par cette anomalie insignifiante. Le chargement prit plus longtemps que d’habitude, comme si les données elles-mêmes hésitaient à se révéler. Finalement, l’écran révéla une ligne datée, suivie d’un fragment textuel tronqué, parasité de caractères illisibles :
Gall—
Il fixa l’écran, déconcerté. Il relança plusieurs requêtes d’analyse secondaire, sans succès. Le reste manquait, et le système semblait incapable ou réticent à fournir davantage d’informations. Muskrat nota la référence sobrement : Bloc 57 — 98 % — Gall—.
De retour dans la cour, tout semblait ordinaire. La voix familière de Big Pig répétait ses annonces avec un calme presque mécanique :
Confiance active : maintenue.
Optimisation comportementale : alignée.
Mais désormais, Muskrat s’arrêtait à chaque intersection, notant mentalement les surfaces trop lisses, les petites réparations invisibles, les clignotements légèrement décalés des capteurs. Tout était conforme, parfaitement en ordre. Et c’était précisément cela qui commençait à le troubler profondément. La perfection était devenue suspecte.
PARTIE II — DÉSÉQUILIBRE
Le lendemain, Muskrat passa davantage de temps dans les zones périphériques. Il ralentissait devant chaque porte fermée, levait les yeux vers les capteurs comme s’il découvrait pour la première fois leur présence familière. Il faisait mine d’ajuster un réglage sans enregistrer la moindre modification, répétant ces gestes comme un rituel devenu mécanique. Chaque action paraissait désormais accompagnée d’une hésitation, d’une respiration retenue, presque anxieuse.
Vince remarqua également que Muskrat s’arrêtait parfois, fixant des espaces vides ou des zones abandonnées, le regard perdu dans des pensées que lui seul semblait pouvoir saisir. Il prenait des notes de plus en plus courtes et imprécises, refermait son carnet avec une précipitation inhabituelle, comme s’il craignait d’y inscrire quelque chose de définitif. Vince ressentit clairement que quelque chose échappait désormais à l’ordre établi, quelque chose d’à peine perceptible, mais suffisant pour instiller en lui un malaise persistant. Ses gestes étaient plus nerveux, ses pauses plus fréquentes, son regard moins fixe.
Posté sur la passerelle haute, Vince observait sans rien laisser paraître. D’habitude, il ne s’intéressait guère aux mouvements de Muskrat, dont la régularité était proverbiale. Pourtant, aujourd’hui, il avait repéré un changement subtil mais indéniable. Muskrat hésitait, revenait sur ses pas, jetait des coups d’œil nerveux vers des zones inutilisées depuis longtemps.
Ils se croisèrent à midi près du collecteur thermique. La voix de Big Pig diffusait un message standard :
'“Taux de présence comportementale : consolidé à 99,4 %.”
Muskrat avait relevé la tête un bref instant, avant de reprendre sa route sans dire un mot. Vince resta sur place, immobile, observant l’ombre de Muskrat s’éloigner. Il vérifia les relevés, la fréquence des voyants, les passages répétés des bêtes. Tout paraissait parfaitement normal. Pourtant, il ne parvenait pas à chasser cette sensation de déséquilibre subtil qui venait de s’installer. Quelque chose échappait à son contrôle, et cela le mettait mal à l’aise.
Dans sa salle de contrôle privée, Snowball observait en silence. Les écrans affichaient leurs statistiques habituelles, mais une notification inhabituelle avait surgi : un pic minime, presque imperceptible, dans les fréquences basses des archives. L’algorithme proposait un classement immédiat en artefact mineur.
Snowball hésita quelques secondes avant de fermer la requête. Il relança une série d’analyses approfondies, sans résultat clair. Lentement, il abaissa le niveau sonore général de la salle, laissant le silence reprendre possession des lieux. Il attendit ainsi, les yeux rivés sur l’écran, sans bouger, attentif au moindre signe pouvant encore surgir du système. Une tension inconnue venait de s’installer en lui.
PARTIE III — TROUBLE
Muskrat ne dormit pas cette nuit-là. Il resta assis longtemps, sans bouger, les pattes croisées, le dos droit, le regard fixé sur le mur nu qui lui faisait face. La lumière grise du plafond palpitait à intervalles réguliers, un souffle imperceptible comme une paupière artificielle qui ne se décidait pas à clore. Dehors, la ferme dormait en apparence, mais le ronronnement des relais, les cliquetis lointains des modules en veille, formaient une texture sonore sans pause.
Il avait froid, mais ne grelottait pas. C’était un froid intérieur, contenu, localisé au creux de l’estomac et dans les articulations. Il n’était pas malade, ni même fatigué, mais quelque chose en lui s’écartait du centre. Il n’aurait su dire pourquoi, ni comment cela avait commencé. Une dérive. Une impression. Le sentiment que les choses — les murs, les surfaces, les signaux — n’étaient plus tout à fait ce qu’elles prétendaient être.
Il se leva lentement, traversa la pièce à pas comptés. Le sol grinçait à peine sous ses coussinets. Il tendit la main vers la cloison opposée. Lorsqu’il l’effleura du bout des griffes, un son très léger se fit entendre. Une sorte de vibration contenue, pareille à un bourdonnement contenu dans la matière même, comme si le mur se souvenait d’un bruit antérieur. Il resta ainsi quelques secondes, la main posée sur la paroi, les yeux écarquillés.
Le mur était tiède. Et il respirait.
Il recula aussitôt. Ce n’était pas une illusion. L’onde sonore persistait, bien que faiblement. Elle ne provenait ni d’un appareil, ni d’une bouche d’aération. Elle semblait émaner du mur lui-même — non comme un dysfonctionnement, mais comme un fait normalisé, attendu, programmé.
Il retourna à son bureau, saisit son carnet, y traça lentement une phrase d’écriture fine, nerveuse, mal assurée :
Il y a quelque chose dans la matière. Quelque chose qui enregistre.
À peine avait-il terminé que la lumière s’affaiblit d’un cran. Pas une panne. Un effacement partiel, comme si le système baissait la voix. Un silence s’installa. Pas l’absence de bruit — un silence actif, épais, fait pour suspendre la pensée.
Muskrat ferma les yeux. Une image s’imposa à lui. L’écran des archives. Le fichier persistant. Ce fragment illisible, isolé. Ce nom interrompu : Gall—. Et derrière, rien. Mais ce rien n’était pas vide. Il était habité. C’était un espace bloqué, refermé, protégé par quelque chose qu’il ne contrôlait pas.
Il rouvrit les yeux. Tout semblait identique. Le mur, la pièce, la lumière revenue. Mais il savait. Il savait qu’il avait franchi une frontière — invisible, intangible, mais décisive. Ce qu’il avait perçu ne pouvait plus être ignoré. Le système ne dissimulait pas. Il retenait. Il filtrait. Il surveillait même ce qu’il laissait croire à la surveillance.
Il reprit son carnet. La main tremblante, il écrivit une seconde phrase :
Je ne suis plus certain de ce que je surveille.
Il referma le carnet. Se leva. Fit trois pas. Revint s’asseoir. Resta immobile, les bras croisés, le regard vide. Il entendait à présent chaque battement de son cœur, amplifié dans son crâne. Il avait connu la peur. Celle des premiers jours, sous Franco. Celle, plus subtile, qui accompagna les débuts de Big Pig. Mais jamais celle-ci : une peur sans menace précise, sans bourreau, sans corde. Une peur née de l’intuition que tout ce qui l’entourait — structures, chiffres, surfaces, circuits — était devenu autre, sans qu’il n’ait pu le nommer.
Dans la salle de contrôle, Snowball était encore éveillé.
L’écran des archives afficha une impulsion isolée. Un pic dans les relevés de données passives. L’algorithme proposa une réponse immédiate : suppression du nœud, réinitialisation.
Snowball ne bougea pas. Il lut, relut l’alerte. Puis, sans un mot, il refusa.
Il se leva, marcha jusqu’aux lourds rideaux de velours sombre qui masquaient la baie arrière. Il les tira. La pièce fut plongée dans une obscurité dense. Les écrans poursuivaient leur défilement, minuscules lucioles mécaniques dans le noir.
Il retourna à son siège. S’assit.
Et resta là, les yeux ouverts, sans cligner, devant l’écran noir.
Rien ne bougeait.
Mais il le sentait : quelque chose s’était enclenché. Ce n’était pas encore un événement. C’était une brèche. Une vibration. Une faille dans le silence. Et cette faille, il le savait, ne se refermerait pas seule.
PARTIE IV — RÉTENTION
Depuis plusieurs jours, Muskrat ne transmettait plus ses rapports en temps réel. Il disait que le réseau avait ralenti. Il parlait de réajustements manuels, d’optimisations croisées. Personne ne le contredisait. Il avait toujours été méthodique, fiable. Mais ses trajets devenaient plus sinueux. Il modifiait les cycles de vérification, contournait certains modules, restait longtemps devant des interfaces inactives. Il observait plus qu’il ne mesurait. Il remplissait ses carnets en silence, parfois sans relire ce qu’il venait d’écrire.
Il n’était pas encore dans la révolte. Mais il s’était soustrait à la cadence.
Il avait commencé à se retirer. D’abord du protocole. Puis du système. Et, sans s’en rendre compte, du monde.
Il mentait désormais par omission. Il ne falsifiait pas, mais il omettait. Il choisissait ce qu’il taisait. Il construisait des vides.
Il sentait que quelque chose ne collait plus. Que le flux des données ne décrivait plus rien d’autre que lui-même. Que la régularité des chiffres dissimulait une perte de sens plus profonde. Il notait des observations vagues. Des impressions. Il se méfiait de ses propres instruments. Il commençait à ne plus croire en ses yeux, en ses lectures, en la matière même des choses.
La honte le gagna par petites poussées. Elle n’était pas morale. Elle n’était pas liée à une faute. Elle venait de plus loin, plus profond. Elle se logea dans les muscles, dans le souffle, dans l’écriture. Ses épaules restaient contractées. Sa main tremblait quand il notait. Il raturait, reprenait, hésitait. Il recommençait trois fois la même ligne pour n’en garder aucune. Le carnet se chargeait de tension. Chaque page devenait un territoire brouillé.
De l’extérieur, on aurait pu croire à de la fatigue. Vince le crut d’abord. Mais il observa. Il vit les détours, les gestes ralentis, les phrases qui ne voulaient plus se fermer. Il vit le regard fuyant, les croisements évités, la disparition progressive du cadre. Il nota tout. Il ne dit rien. Mais il sut que Muskrat s’éloignait.
Ce qui se jouait là n’était pas une déviance. C’était un éveil.
Muskrat avait compris.
Et cette compréhension — brutale, nue, sans refuge — ouvrait en lui une faille qu’aucune discipline ne pourrait combler.
Dans la salle de contrôle, Snowball restait de plus en plus souvent seul. Il avait fait verrouiller l’entrée principale. Il gardait la trappe d’accès sous clé. Il mangeait peu. Il dictait ses directives à voix basse, parfois sans les enregistrer. Il passait des heures à scruter les flux. Il ne lisait plus les tableaux de performance. Il observait les anomalies. Il cherchait les résistances, les erreurs de synchronisation, les silences inhabituels.
Il ne croyait plus en Big Pig.
Il ne croyait plus à l’équilibre des données.
Il croyait en sa propre lucidité. En sa capacité à voir avant que les autres ne sachent. À détecter avant que ça ne se nomme.
Il ne se définissait plus comme chef. Il s’éprouvait comme sentinelle.
Le dernier œil ouvert dans un système de reflets.
Celui qui sait qu’il ne peut plus faire confiance à personne — pas même aux machines qu’il a mises en place.
Il lisait les écarts. Il écoutait le moindre micro-signal. Il s’arrêtait sur les lignes où il n’y avait rien. C’est dans ces lignes vides qu’il pressentait les prémices du chaos.
Il savait que Muskrat savait.
Il ne connaissait pas encore les détails. Il n’avait pas de preuve. Mais il percevait ce que le rat musqué n’émettait plus. Il sentait la vibration manquante. Et cela suffisait.
Ce n’était pas une trahison. C’était pire.
C’était une brèche dans le regard.
Une respiration non autorisée.
Il se leva. Ferma les rideaux. Coupa les capteurs ambiants. Et dans l’obscurité désormais pleine, il prononça pour lui seul cette phrase, presque sans voix :
"Il faut couper."
PARTIE V — LE RESSERREMENT
I. L’oubli organisé
Le nom de Muskrat cessa d’être prononcé. Non pas supprimé. Oublié. Mais un oubli fabriqué, modelé, entretenu comme un état de service.
Le premier matin, son absence fut notée à demi-mot par Vince, dans un relevé à voix basse : “détournement de parcours périphérique probable, analyse en cours”. Il s’agissait d’une formule neutre, glissée entre deux annonces de productivité. Aucun animal ne releva la phrase. Elle passa comme passent les annonces qui ne nomment personne, qui ne cherchent ni explication ni suite.
Le lendemain, il n’y eut pas d’annonce du tout. Et personne ne s’en étonna.
Dans les jours qui suivirent, ses circuits d’intervention furent redistribués. Certains modules furent mis en veille prolongée. D’autres affichèrent un clignotement orange, signalant une “présence réseau indéfinie”. Aucun correctif ne fut activé. Aucun message d’alerte n’émergea.
Les interfaces qu’il utilisait restèrent allumées quelques jours. Elles affichaient encore les dernières données collectées : des graphiques incomplets, des séquences de relevés sans fin de ligne, des tableaux non validés. Puis, sans explication, elles cessèrent de répondre. Elles restèrent visibles, mais inertes. Comme des tableaux suspendus dans une salle de contrôle où plus personne ne se posait de questions.
Certaines bêtes le cherchèrent du regard, au début. Pas ouvertement. Elles ralentissaient à certains croisements, tendaient un œil en direction de son poste. Mais dès que la voix de Big Pig s’élevait, elles reprenaient le rythme, reprenaient leur place. Les questions ne furent pas formulées. Elles n’avaient pas disparu. Elles n’avaient simplement plus de lieu où se poser.
Vince s’en chargea. Il effaça le nom de Muskrat des registres de rotation. Il déplaça les points de passage. Il ne dit rien, mais ses gestes suffisaient : il savait. Il savait qu’il n’était pas nécessaire d’intervenir quand le silence faisait déjà le travail.
Les jours passèrent. Puis une semaine. Puis deux.
On aurait pu croire qu’il s’agissait d’une absence temporaire. Mais cette hypothèse perdit sa force dès lors que personne ne vint la nourrir. Et à mesure que l’absence de Muskrat devenait familière, c’est son existence même qui se dissolvait. Non pas effacée d’un trait, mais laissée là, inoccupée, jusqu’à ce que la mémoire se referme dessus comme la peau se referme sur une blessure sans nom.
Sur les modules de surveillance, certains signes apparurent. Lignes tremblantes. Glissements de synchronisation. Une caméra afficha, durant plusieurs heures, une boucle de surveillance vieille de plusieurs jours — le même porcelet passant trois fois devant le même abreuvoir. Le phénomène fut noté, mais non classé comme erreur. Il fut renommé “déformation mineure en phase de stabilisation”.
D’autres anomalies surgirent. Une série de relevés thermiques affichaient des données incohérentes — une vache qui dormait émettait une chaleur identique à celle d’un cochon en mouvement. Aucun correctif n’intervint. Big Pig continuait d’énoncer les mêmes rapports, de diffuser les mêmes phrases :
“Adhésion comportementale : stable.
Stabilité du rythme collectif : maintenue.”
Mais sa voix changeait.
Elle était devenue plus lente, plus grave, ponctuée d’hésitations. Des mots revenaient deux fois, comme si l’algorithme cherchait à s’auto-convaincre. Les intonations, jadis strictes, se faisaient molles, indistinctes. La voix semblait ne plus parler à la ferme, mais à elle-même. À vide.
Et pourtant, personne ne s’émut.
On ne parla pas de défaillance. On ne parla plus du tout.
Big Pig était toujours là, toujours allumé, toujours audible. Mais son autorité s’effritait dans l’indifférence. Il ne faisait plus peur. Il ne fascinait plus. Il n'était plus au centre.
Ce qu’il avait produit — l’ordre, la régularité, l’adhésion — suffisait désormais à fonctionner seul.
Pendant que la machine ralentissait, Snowball accélérait.
Ses interventions devenaient plus fréquentes. Il prenait la parole deux fois par jour. Puis trois. Puis à chaque rassemblement. Il dictait lui-même les slogans. Il réécrivait les anciens commandements sur les murs. Il exigeait la mémorisation immédiate de ses aphorismes.
“L’attention crée l’ordre.”
“Rien n’est stable hors de lui.”
“Le monde existe parce qu’il est vu.”
Il parlait de clarté, de transparence, de rectitude. Il affirmait que la nuance était une forme de sabotage lent. Il dénonçait la mémoire comme source d’instabilité. Et un matin, il fit effacer les archives. Pas les données. Les images. Les anciens visages. Les anciens chiffres. Les anciennes cartes.
On repeignit les murs. On remplaça les repères. On changea les directions des flèches, les couleurs des repères, l’intitulé des salles.
Lorsqu’un vieil âne osa évoquer un souvenir, on lui demanda de l’écrire. Puis de le relire à voix haute. Puis de le recopier sous forme de slogan. Et quand il ne parvint plus à le formuler sans hésitation, il fut désigné comme “élément flou”.
On cessa de lui parler. Il cessa de parler lui-même.
Ainsi, la mémoire ne fut pas détruite.
Elle fut rendue impraticable.
Et dans ce vide contrôlé, le nom de Muskrat fut dissous.
Non comme une trahison.
Non comme une victime.
Mais comme une chose qui n’avait plus lieu d’être.
II. Le Corps retrouvé
On ne s’attendait plus à retrouver Muskrat. Pas vraiment. Pas physiquement. On s’était habitué à son absence comme on s’habitue à un ancien passage devenu impraticable. Sa disparition avait pris la forme d’un glissement progressif, presque administratif. Elle n’appelait plus d’explication.
Ce fut une poule de la section nord qui tomba sur le corps, sans le chercher. Elle cherchait un coin d’ombre, fuyait une zone de chaleur excessive émise par un conduit mal calibré. Le couloir qu’elle emprunta était ancien, presque condamné. Derrière une cloison disjointe, au pied d’un renflement de béton, le cadavre reposait.
Le corps s’était recroquevillé sur lui-même, dans une position fœtale. Le pelage avait noirci par endroits, rongé par des condensations acides. Le visage était figé dans une expression neutre, sans trace de violence. Il n’y avait pas eu de lutte. Pas de fuite. Seulement un repli définitif, une extinction lente, dans un recoin sans témoin.
À ses côtés, un carnet. Il n’était pas fermé. Il était posé, face visible, les pages ouvertes comme une offrande abandonnée. Aucun mot lisible. Rien que des symboles, des formes géométriques, des lignes sans fin, répétées jusqu’à saturation. Le papier semblait avoir absorbé l’encre jusqu’à la rendre muette.
Vince fut prévenu. Il se rendit sur place seul. Il observa le corps, le carnet, le couloir. Il ne dit rien. Il ordonna la fermeture de la zone. Deux plaques métalliques furent soudées de chaque côté du passage. Aucun transport. Aucune extraction. Le lieu fut désigné comme “segment thermique désactivé”.
Le matin suivant, la voix de Big Pig, lente et sans inflexion, formula un énoncé bref :
“Nœud obsolète retiré du réseau. Intégrité restaurée.”
Les animaux entendirent la phrase. Elle ne fut ni commentée ni questionnée. Elle traversa la cour comme un souffle résiduel. Et tout continua.
Muskrat n’était plus un disparu. Il était devenu une trace officiellement supprimée. Il n’y avait pas de deuil, car il n’y avait plus de mémoire.
Ce qu’il avait été — sa présence, ses calculs, sa position dans le réseau — n’existait plus.
Il n’y avait même pas de trou à combler.
Le système s’était refermé autour de son absence, comme si elle avait toujours été prévue.
III. Archive
Quelques jours après la découverte du corps, Big Pig s’interrompit.
Cela ne produisit pas d’alarme. Pas de réaction immédiate. Le phénomène se déroula en deux temps. D’abord une série d’annonces plus lentes, ponctuées d’hésitations.
“Optimisation comportementale… en cours… taux de réponse… redondance… redondance…”
Puis une phrase tronquée, suspendue en plein milieu.
“Niveau d’adhésion collectif…”
Et plus rien.
L’œil rouge, fixé au-dessus de la grange, cligna deux fois. Puis la lumière s’éteignit. Pas complètement. Elle resta rouge, mais terne. Comme une veilleuse dans une pièce sans dormeur.
Les écrans reliés au système continuèrent d’afficher les anciennes données, comme si rien n’avait changé. Mais aucun nouveau relevé n’apparut. Aucun message. Aucune mise à jour. Le système fonctionnait, mais il ne produisait plus de parole.
Au matin, Vince fit recouvrir l’œil d’une bâche noire, tendue entre deux poutres. Aucun mot n’accompagna le geste. Il n’y eut pas d’annonce. Juste un panneau ajouté au pied du dispositif :
ARCHIVE
Le mot n’indiquait pas une panne. Il désignait une clôture. Big Pig ne devait pas être réparé. Il ne serait pas relancé. Il n’était pas tombé en désuétude. Il avait simplement accompli sa fonction.
Les plus jeunes n’en demandèrent pas plus. Pour eux, Big Pig avait toujours été là. Sa voix faisait partie du paysage sonore, comme le vent ou la rumeur des sabots. Qu’elle disparaisse ne créait pas de manque. C’était une mise à jour du silence.
Les anciens ne commentèrent pas davantage. Ils savaient que quelque chose s’était terminé, mais aucun ne souhaitait poser de mots sur ce basculement.
Et Snowball déclara, ce soir-là, devant un groupe réduit de bêtes rassemblées devant l’estrade :
“Ce que nous étions ne suffit plus. Nous entrons dans l’ère du Visage.”
IV. Le Visage
À partir de ce jour, l’image de Snowball fut affichée partout. Pas une photographie. Un portrait. Une représentation figée, choisie, reproduite à l’identique dans chaque recoin de la ferme.
Toison blanche. Regard de trois-quarts. Museau légèrement levé.
Une lumière latérale blanche.
Un fond flouté, sans détail.
L’image était stable. Aucun effet. Aucun relief. Mais elle imposait une présence constante. Elle était placée à l’entrée des bâtiments, au-dessus des abreuvoirs, à l’intérieur des silos, au dos des menus affichés dans les couloirs. Même les modules désactivés portaient désormais un autocollant noir et blanc avec ce visage.
Le langage aussi changea.
On cessa de parler de productivité, de régularité, de coordination. Ces mots étaient remplacés par d’autres, plus courts, plus directs :
“Vois-le.”
“Reste dans son axe.”
“Pense à travers.”
Les panneaux de signalisation furent repeints. Les formules de salutation simplifiées. Les ordres passés à la voix furent remplacés par des gestes.
Et chaque matin, Vince lisait à voix haute les nouvelles maximes. Il se tenait droit, sur l’estrade, devant les animaux alignés.
Il lisait lentement.
Il ne levait pas les yeux.
Et il faisait répéter chaque phrase jusqu’à ce qu’elle soit mémorisée sans faute.
Certains jours, il oubliait des mots. Il bégayait. Il s’arrêtait. Mais il reprenait. Il ne cherchait pas à comprendre. Il s’adaptait. Il savait que Snowball ne réclamait plus de l’efficacité, mais de la translucidité. Il ne voulait pas de relais. Il voulait des surfaces.
Et Vince, à sa manière, devint cette surface.
V. Ce qu’il reste
La ferme tenait encore debout. Les cycles fonctionnaient. Les appels sonnaient à l’heure. Les pas se calquaient sur les lignes de passage. Les têtes se levaient et s’inclinaient selon les consignes. Rien n’avait bougé. Et pourtant, ce qui régnait n’était pas la paix, ni même l’ordre. C’était une forme lente de stupeur.
Les gestes se répétaient sans nécessité. Les regards passaient sans se fixer. Les voix ne portaient plus. Il n’y avait pas de tension apparente, pas de menace immédiate. Juste un poids, diffus, réparti dans l’air. Quelque chose comme une fatigue collective qui n’osait pas dire son nom.
Le vieux cheval Kolosse ne tirait plus rien. Il restait planté face à un mur, dans une posture rigide, presque statuaire. Une caméra orientée vers lui diffusait son image en continu dans les couloirs. Il ne bronchait pas.
La jument Clover, chaque soir, se couchait au même endroit, à la minute près. Elle n’était pas surveillée. On ne lui demandait rien. Mais elle exécutait, d’un corps docile, ce que nul n’exigeait plus. Elle s’immobilisait, regardant devant elle sans expression. Pourtant, certains jours, ses yeux restaient ouverts plus longtemps.
L’âne Benjamin ne parlait toujours pas. Mais son silence avait changé de texture. Il n’était plus une distance, ni une lassitude. Il ressemblait à une attente. Pas celle de quelque chose en particulier. Une attention nue, tendue, comme si quelque chose, dans l’air, appelait à être entendu.
Et puis il y avait la poule Gallina.
Ou plutôt : il n’y avait plus Gallina.
Son nom n’apparaissait plus. Son image n’était pas diffusée. Son absence n’était jamais relevée. Son enclos avait été vidé, nettoyé, rebordé de filets neufs. À sa place, rien.
Et c’est ce rien qui faisait peur.
Car tous se souvenaient d’elle. Tous savaient. Mais rien ne venait le confirmer. Il n’y avait ni disparition officielle, ni trace. Ni sanction, ni message. Seulement un espace désormais vide, et autour, le silence.
Certains détournaient les yeux en passant. D’autres s’attardaient à peine une seconde de trop, puis accéléraient le pas. Personne ne parlait. Mais chacun, intérieurement, sentait que ce vide n’était pas comme les autres.
Il n’était pas une faute. Il n’était pas une punition. Il était un écart.
Et dans cet écart, quelque chose se formait. D’abord indistinct. Irrationnel. Une sensation. Une question sans mot.
Car si Gallina n’était plus là — et si elle n’était pas morte — alors il se pouvait qu’elle soit ailleurs. Et si cet ailleurs existait, même infime, même inaccessible, alors tout ce qui tenait le système — le présent figé, la clôture mentale, la logique unique — devenait fragile.
L’idée n’était pas exprimée. Elle n’était pas encore transmise.
Mais elle circulait déjà.
Elle n’était pas encore une révolte.
Elle était la possibilité d’une fuite.
ÉPILOGUE — LE MOT
Ce matin-là, la lumière tombait sur la ferme comme une poussière grise. Il n’y avait pas de vent. Les haut-parleurs diffusaient une séquence sans contenu, un filet sonore sans mots, comme si l’annonce elle-même avait été vidée de sa substance.
Clover s’éveilla plus tôt que d’habitude. Il n’y avait eu aucun signal. Elle s’était simplement levée. Quelque chose en elle, d’indistinct mais tenace, l’avait poussée à marcher. Elle quitta l’abri. Ses pas la menèrent, sans calcul, jusqu’à l’orme.
C’était là, autrefois, que Benjamin s’asseyait. Là qu’ils restaient, côte à côte, sans parler. Depuis des jours, peut-être des semaines, il n’y venait plus. Elle s’était habituée à son absence, comme on s’habitue à l’effacement progressif d’un paysage.
Mais ce jour-là, sur l’écorce, juste à hauteur du regard, elle vit une entaille. La trace était fine, mais fraîche. Pas griffée. Creusée. Avec lenteur. Avec attention. Elle s’approcha. Elle lut.
J’ai encore une idée.
Pas de signature. Mais elle sut.
Elle resta là. Longtemps.
Elle ne bougea pas. Elle ne pleura pas. Elle ne détourna pas les yeux.
Quelque chose dans cette phrase — la brièveté, la netteté, l’absence de justification — résonnait avec le vide qu’avait laissé Gallina. Le même silence. La même absence sans explication. La même ouverture, infime, vers un dehors possible.
C’était peu.
Mais c’était là.
Elle leva les yeux.
Rien n’avait changé autour d’elle. Les enclos, les slogans, les visages. Tout était en place. Tout fonctionnait. Mais désormais, une trace existait.
Une trace laissée sans permission.
Une trace qu’on ne pourrait pas effacer si facilement.
🗳️ Vote — Épisode 5 : Que se passe-t-il après le silence ?
La ferme est figée.
Muskrat n’existe plus. Big Pig est réduit au silence. Snowball règne par son image. Vince veille sans ciller. Les animaux, eux, ont cessé de penser.
Mais Gallina n’est plus là.
Et personne ne sait ce que cela signifie.
Et ce matin, Clover a lu une phrase gravée dans le bois :
J’ai encore une idée.
Quel sera le prochain basculement ?
À vous de voter.
🐔 1. La traque de Gallina
Elle est partie. Personne ne dit son nom, mais tous sentent son absence. Snowball exige le rétablissement de l’ordre. Vince reçoit pour mission de la retrouver. Officiellement, rien ne s’est produit. Mais dans les regards, la peur revient. Et derrière la peur, une faille.
Et si son absence menaçait plus que sa présence ?
📼 2. La mémoire de Franco
Une vieille bande sonore circule. Une voix rauque, tranchante. Franco, l’ancien chef, effacé des archives. Certains l’écoutent pour comprendre. D’autres pour se souvenir. Mais l’écoute elle-même devient suspecte. Car ce que l’on croyait mort recommence à parler.
Et si l’Histoire n’était pas si enterrée ?
🌲 3. Le mur du nord
Chaque nuit, un son revient. Un souffle contre la paroi. Aucun capteur ne l’enregistre. Les chiens hésitent. Snowball renforce la zone. Benjamin écoute. Clover s’approche. Et une rumeur naît — trop faible pour devenir parole, mais assez forte pour troubler les rêves.
Et si le dehors existait encore ?